L’analyse de l’état de servitude rend superflu une explication détaillée de l’expérience libératrice. Que le non-soi se manifeste comme le Soi et le Soi comme le non-soi, telle est la nature de la servitude. Couper le nœud subtil qui retient la Conscience à ce qui est inerte, telle est l’expérience libératrice. En vérité, le Soi est au-delà de la servitude et de la libération. C’est cet ego qui n’est qu’un simulacre du Soi véritable qui fait l’expérience de la servitude et de la libération. Quand le Soi est réalisé, c’est jusqu’au souvenir qu’un être est passé de l’état de servitude à l’état délivré qui a disparu. Dans l’expérience libératrice, même la distinction entre le passé et le futur disparait. La libération n’est pas un état qu’on peut conquérir par des actions ou des pratiques dévotionnelles. La libération n’est pas autre chose que la réalisation que ce qui est éternellement délivré, le suprême Soi, n’est jamais aux prises avec le monde des apparences sensibles. On ne peut parler de libération pour le Soi qu’en un sens figuré parce que le Soi est éternellement libre. C’est l’ego, cet imposteur se faisant passer pour le Soi, qui fait l’expérience de l’état délivré quand le Soi, à jamais affranchi de toute entrave, est réalisé. On a expliqué précédemment que cet ego qui n’est qu’un simulacre du Soi véritable n’avait pas de forme ou de qualités propres. Dans l’état d’ignorance, il assume la forme et les attributs du non-soi et fait l’expérience de la servitude. Quand il réalise le Soi, il est envahi par un sentiment de satisfaction et de contentement. Cette expérience affective est sa manière de faire l’expérience de la libération. Du point de vue empirique, l’individualité de celui qui connait Brahman subsiste par-delà l’expérience libératrice. Elle s’identifie alors à la conscience permanente que ce dernier peut avoir de la source [de son être]. En vérité, les facultés et la conduite de l’homme délivré ne diffèrent pas de celles de l’ignorant. La seule différence est qu’une fois que le nœud de la servitude est rompu, il ne peut plus se reformer. Pour l’homme délivré, tout est contenu dans le Soi et tire sa réalité de Lui. Ces considérations ne sont valides néanmoins que du point de vue empirique. En réalité, l’état de l’homme délivré est ineffable et indicible.
Comme le faisait remarquer le Maharshi lui-même :
« Qui en vérité est qualifié pour comprendre l’état de celui qui ne connait rien en dehors du Soi ? » (Ramana Gita)
Selon l’enseignement du Maharshi, la réalisation du Soi est la libération en tant que telle. Celui qui a réalisé le Soi voit le Soi en toutes choses. On ne peut saisir la nature de la libération par les constructions mentales, la pensée ou le raisonnement. Tout au plus peut-on se faire une idée vague de cet état, mais cela s’avère de peu d’utilité pour atteindre le Soi, la Réalité Suprême.
On peut distinguer trois thèses concernant l’homme libéré : l’homme libéré conserve une forme corporelle ; l’homme libéré n’a plus de forme corporelle ; l’homme libéré peut maintenir ou non une forme corporelle. Concernant ce sujet, voici la position du Maharshi :
« Les sages sont divisés à propos de l’état de libération : certaines prétendent que le délivré conserve une forme [corporelle], d’autres qu’il est sans forme, d’autres encore qu’il peut maintenir ou non une forme. Dans la mesure où la perception de la présence ou de l’absence d’une forme dépend de l’idée d’un « Je » individuel, il ne s’aurait s’agir de l’état suprême. Seule la destruction de l’idée d’un « Je » individuel, laquelle est à l’origine de ce genre de débat, peut être appelée libération au sens véritable du terme. » (Sat-Darshanam, 40)
La destruction de l’idée d’un « Je » individuel n’est possible qu’une fois que le Soi auto-lumineux, le « Je » véritable, a été réalisé. Quand le mental ne s’identifie plus avec le non-soi, qu’il n’est plus attiré par les formes, il est devenu un dans son être avec l’Absolu ou le Soi. Dans la Ramana Gita, on trouve le verset suivant :
« Quand le mental est porté à connaitre la vérité du Soi, il devient la forme du Soi et n’est plus séparé de Lui. » (Ramana Gita, 8)
C’est ce qu’on appelle la réalisation du Soi, telle que l’enseigne les Vedas : « seule la connaissance mène à la délivrance » (jnanadeva tu kaivalyam). Cette formule sacrée enseigne que la libération (kaivalya, litt. « l’isolement libérateur ») n’est accessible que par la connaissance suprême. La libération n’est pas une conséquence ou l’effet de la connaissance. La connaissance est la libération même. Telle est la quintessence de l’enseignement védique.
Cette brève introduction devrait être suffisante pour nous faire goûter la profondeur de l’expérience du Maharshi et sa compassion. Son enseignement est un don divin apte à enchanter les cœurs purs. Cette conviction deviendra d’autant plus ferme qu’on progressera dans la lecture du traité qui suit. Jusqu’à aujourd’hui, ceux qui ne connaissaient que l’hindi n’avait aucun moyen d’accès à cette œuvre. L’enseignement du Maharshi, originellement dispensé en tamil, n’était accessible qu’à ceux qui connaissaient le sanskrit et l’anglais. C’était là une perte considérable pour ceux qui ne connaissaient que l’hindi. Au cours de la dernière période de mousson (litt. chaturmasya), j’ai composé une traduction de cette œuvre à la demande de plusieurs aspirants spirituels et à la requête expresse de Brahmachari Pitamsimh. Pour étudier une œuvre telle que « Le Dévoilement de la Réalité » une préparation intérieure est nécessaire pour se mettre dans l’état de réceptivité suffisante. Cette introduction a été écrite à cette fin. Certaines des vérités les plus profondes ne peuvent être communiquées que sous la forme d’aphorismes. Avec l’attention et la concentration nécessaires, nous pensons qu’il est possible de pénétrer les acarnes de ce traité. Il n’y a pourtant nul besoin de se lamenter si certains passages restent obscurs. Chacun pourra en tirer quelque chose [à la mesure de ses prédispositions]. Nous nous sommes efforcé de rendre cette traduction aussi accessible que possible. Les difficultés qui peuvent subsister tiennent à la nature même d’un sujet qu’on ne peut pleinement saisir qu’en présence d’un sage, d’un [authentique] connaisseur du Brahman.
Il s’agit donc comme nous l’avons indiqué de la traduction hindie d’un texte initialement composé par le Maharshi en tamil. Les quarante versets du texte original ont été composés en vers shukla. La traduction sanskrite de Vasistha Ganapati Muni comporte quarante-et-un versets et a été composé en vers upajathi. Pour préparer la traduction hindie, nous nous sommes appuyé sur le commentaire sanskrit de Bharadvaj Kapali. Nous lui sommes donc redevable.
Afin de permettre au lecteur de parvenir à la meilleure compréhension possible de cette œuvre, nous avons utilisé une terminologie hindie la plus proche possible de l’original. Des éclaircissements terminologiques et un commentaire sont donnés à l’appui.
Il est possible que certains doutes subsistent dans l’esprit de certains lecteurs. Nous les invitons à nous en faire part et nous tâcherons d’apporter les éclaircissements nécessaires dans la prochaine édition. Nous espérons que le lecteur de langue hindie tirera le maximum de profit de ce travail.
Swarupananda Saraswati